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1947, L’Année où tout commença

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« Je n’ai pas envie d’écrire ces lignes. Je suis sous cette pluie, cette mort qui tombe, avec ces mots qui font surgir la mort et la mort qui fait surgir les mots. » Pour Elisabeth Åsbrink (née en 1965, à Göteborg), 1947 est « l’année où tout commença ». La Seconde Guerre mondiale est terminée depuis deux ans et le nouvel ordre du monde se met en place (rappelons que la signature du traité de paix, qui conclut officiellement la guerre, a lieu le 10 février 1947). Des procès ont lieu mais beaucoup de responsables nazis s’enfuient et ne seront jamais jugés ou beaucoup plus tard. Certains de leurs crimes sont, pour l’heure, purement et simplement ignorés. « Le monde se réédifie sur les marécages de l’oubli. ». Joszéf, dix ans, qui se prénommait György il y a encore peu, décide de demeurer avec sa mère en Hongrie, plutôt que de partir en Palestine. « Il croit choisir le pays où il est chez lui, puisque Budapest est la ville qui l’a vu grandir. Mais cette Hongrie dont la population a voulu sa mort est une nation ennemie. » Joszéfs est le père de l’auteure. Celle-ci retrace mois par mois, et même jour par jour lorsque la situation s’accélère, cette année 1947 qui voit le monde se repositionner. La Grande-Bretagne accepte l’indépendance de l’Inde ; les soviétiques commencent leurs purges en Hongrie ; les nazis tentent de se réorganiser lors d’une rencontre à Malmö (et d’un congrès qui aura lieu en 1951), sous l’égide de Per Engdahl, leader de l’extrême droite suédoise… Ailleurs, Billy Hollyday poursuit sa carrière ; Simone de Beauvoir tombe amoureuse (ce n’est pas de Sartre) ; en Égypte, le mouvement des Frères musulmans s’installe ; le navire l’Exodus est renvoyé d’une rive à l’autre de la Méditerranée avec sa « cargaison humaine »… 1947, c’est encore le Maccartisme aux États-Unis, la répression dans les pays du bloc communiste, les débuts de la Guerre froide. Tout commence en 1947 ? On peut le penser. Ou tout recommence, mais autrement. L’horreur absolue a été atteinte. Le futur ne peut-il qu’être plus heureux ? L’horreur ne sera-t-elle plus jamais conviée au chaleureux banquet de l’humanité ? Mêlant la grande Histoire à la sienne, celle de sa famille, puisque les deux sont indissolublement liées, Elisabeth Åsbrink, qui a été reporter à la télévision nationale suédoise et a déjà signé une enquête sur les liens entre Ingvar Kamprad, le fondateur d’IKEA, et l’extrême droite, publie, avec 1947, un livre d’une grande force. (On peut songer, à sa lecture, à l’ouvrage de Steve Sem-Sandberg, Les Dépossédés, voire à celui de Göran Rosenberg, Une Brève halte après Auschwitz, ou encore, pour la composition, aux essais de Sven Lindqvist.) Nous n’avons pas envie de lire ces lignes, pourrait-on répondre à Elisabeth Åsbrink, tant elles sont bouleversantes, tant la révolte affleure souvent, et pourtant elles doivent être lues. Elles ne répareront bien sûr pas les crimes commis par les nazis, elles réveilleront peut-être un instant les mémoires, elles redonneront très brièvement vie aux victimes, et la littérature aura joué son rôle. « Pour ressusciter un monde, que peut-on faire d’autre que le décrire ? » Un rôle minime et néanmoins indispensable.

 

* Elisabeth Åsbrink, 1947, L’Année où tout commença (1947, 2016), trad. Françoise Heide & Marina Heide, Stock (La Cosmopolite), 2017