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Euphorie

S’il se veut une fiction, ce livre de Elin Cullhed (née en 1983 à Uppsala), Euphorie, est centré sur la figure de Sylvia Plath (1932-1963), écrivaine et poétesse américaine, reconnue après sa mort par suicide. Son compatriote de mari, Ted Hugues, est un poète reconnu. Elle, tente de trouver sa place dans la famille qu’ils composent. « Sois contente ! J’étais la femme enceinte, c’était bien ce que je voulais, non ? » Un enfant, puis deux. Ce n’est pas facile, l’époque n’est pas encore au partage équitable des tâches. Et puis, deux écrivains, toujours en quête de temps pour élaborer leur œuvre, toujours dans une compétition larvée, comment faire au quotidien ? Lequel connaîtra la gloire le premier ? « Ted était passé en dessous de moi, côté concurrence, il occupait désormais un rang inférieur dans notre maison d’écrivain. » Mais, homme sûr de lui, Ted semble ne se rendre compte de rien. « J’aimais Ted », avoue la narratrice dans une conversation débridée avec elle-même, « comme la bouche aime la cigarette ». Un amour hors de limites, dont l’objet ne saisit pas l’ampleur. « Ted m’avait changée. Je l’avais aimé par-dessus tout pour cela. » Sylvia se démène avec les enfants et quand il lui vient en aide, c’est en jouant le grand seigneur. Elle se montre agacée, elle est jalouse aussi de ses conquêtes, qu’elle devine. « Était-il vraiment craquant à ce point ? Était-il vraiment un si beau gars bien bâti ? » finit par s’interroger celle qui pourtant ne cesse de le chérir. Elin Cullhed signe là une biographie romancée et tout en nuances de la dernière année de vie de Sylvia Plath. Inutile de vouloir appréhender la totalité de son œuvre, n’est retenue ici que la conception de celle-ci, ce qui l’aiguise ou ce qui la refrène. « Je ne suis pas le genre d’écrivain qui tient à creuser la noirceur et le découragement. Je le sens très fort, mes poèmes viennent de la lumière, du bonheur. De quelque chose qui me porte. » L’écriture vite poétique de Ellin Cullhed, à l’image de celle de Sylvia Plath, emporte le lecteur dans les méandres d’une vie prématurément achevée, donnant envie de lire ou de relire l’écrivaine américaine.

* Elin Cullhed, Euphorie (Eufori, 2021), trad. Anna Gibson, L’Observatoire, 2022

Mille ans avec Dieu

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Initialement publié en France sous le titre Dieu rend visite à Newton et donné comme le prologue d’un roman qui n’a jamais vu le jour mettant en scène le prolixe et sulfureux écrivain suédois Carl Jonas Love Almqvist (1793-1866), ce texte, Mille ans avec Dieu, bénéficie aujourd’hui d’une nouvelle traduction d’Olivier Gouchet et d’une postface éclairante de Claude Le Manchec. « Parfois Dieu se lasse de sa forme de lumière et de silence. L’éternité lui donne la nausée, son manteau tombe. » Quand, via la personne de Isaac Newton, un athée (plus qu’un agnostique nous semble-t-il) comme Dagerman entre en communication avec Dieu lui-même, des étincelles surgissent. « Dans la maison de Newton à Londres », écrit-il au tout début de sa nouvelle censée se passer en 1727, « on se prépare sans le savoir à cette visite étrange. » Dieu, bien évidemment maître du monde et des hommes qu’il est, peut adopter des allures variées : ainsi, ce jour, « Dieu se tient sous l’aspect ruisselant d’un naufragé hollandais », ce qui ne trouble pas plus l’illustre savant que cela, même lorsque l’homme déclare chercher « le cœur du monde » et sa « propre image ». C’est bien Dieu qui se tient devant lui, affolant les montres, le responsable du pire comme du meilleur. On retrouve dans ce texte rédigé peu de temps avant sa mort (4 novembre 1954) les démons non seulement de Dagerman (qui pouvait assez légitimement se comparer et à Newton et à Almqvist), mais également de nombre de ses contemporains, et ce, dans un pays, la Suède, profondément marqué par la religion luthérienne. Liberté de l’individu et constante culpabilité pour des faits qui dépassent souvent tout un chacun renchérissent. La liberté ou la mort, auraient dit d’autres, en d’autres circonstances.

* Stig Dagerman, Mille ans avec Dieu (Dieu rend visite à Newton 1727) (Tusen år hos Gud. Gud besöker Newton 1727, 1954), trad. du suédois Olivier Gouchet, postface Claude Le Manchec, L’Éclat (éclats), 2024 (88 p., 8 €)

Les Ombres de Stig Dagerman

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Dans l’œuvre de Stig Dagerman, L’Ombre de Mart est un peu à part, puisque cette pièce, comme l’auteur le déclarera à diverses reprises, est directement inspirée de personnages qu’il a connus. Nancy Pick, journaliste américaine qui possède un lointain lien de parenté avec Etta Federn, au centre de la pièce, découvre le livre en menant des recherches généalogiques et entreprend une correspondance avec Lo Dagerman, la fille de l’écrivain. « Peut-être tenons-nous là l’occasion de savoir qui étaient vraiment Stig et Etta. » Stig Dagerman, observent les deux femmes, ne s’en est pas tenu à la stricte réalité des faits. Nous invitant à entrer de plain-pied dans l’univers de l’écrivain suédois, Les Ombres de Stig Dagermanest une enquête qui pose des questions sur la véridicité historique d’un fait lorsqu’un écrivain prétend le rapporter et sur les interactions entre cet écrivain et ses personnages. Manifestement, Dagerman a noirci le portrait d’Angelina-Etta, mais un écrivain n’a pas pour tâche d’enjoliver ou de respecter un personnage. Il se l’approprie à sa façon, avec son ressenti. Ce que ne contestent pas Lo Dagerman et Nancy Pick. Leur ouvrage n’apporte pas grand-chose, de fait, à la connaissance de l’œuvre de l’écrivain. C’est un peu dommage, car cette enquête aurait pu permettre de mieux cerner Dagerman, comme annoncé ; plus, nous semble-t-il, que l’analyse des lignes de ses mains à laquelle s’était adonnée Etta Federn et dont le résultat figure en annexe. Les amateurs de l’œuvre de Stig Dagerman se réjouiront toutefois des détails disséminés dans l’ouvrage, qui leur permettront de cheminer aux côtés de l’écrivain dans les années d’après-guerre. Félicitons donc les éditions Maurice Nadeau de poursuivre ce travail autour de l’œuvre de Dagerman, toujours à lire et à relire.

 

* Lo Dagerman/Nancy Pick, Les Ombres de Stig Dagerman, Paris 1947(Skiggorna vi stär, 2017), trad. Philippe Bouquet, Maurice Nadeau, 2018

Les Wagons rouges

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« ..Le fantastique est un élément qui se fait assez rapidement jour dans son monde angoissé et il peut être parfois malaisé de distinguer entre ce qui est interprétation de la réalité, affabulation, exagération, imagination débridée et vision purement fantastique, de même qu’angoisse, satire et ironie coexistent », écrit Carl Gustaf Bjurström en introduction du recueil de nouvelles de Stig Dagerman, Les Wagons rouges, qu’il a traduit avec Lucie Albertini. En effet, l’écrivain, après avoir publié avec succès les romans Le Serpent (1945) et L’Île des condamnés (1946) se lance dans d’autres genres littéraires, pour preuves ces nouvelles, donc, mais aussi la poésie et les pièces de théâtre qui suivront, sans omettre les articles plus journalistiques. Les nouvelles constituant ce recueil, Les Wagons rouges (publié une première fois en France en 1987, dans la collection Les Lettres nouvelles de l’éditeur et surtout immense défricheur littéraire Maurice Nadeau) ne relèvent, à vrai dire, que plus ou moins du fantastique (avec toutefois de belles incursions dans la science-fiction, cf. Comme un chien). Elles sont toutes imprégnées d’une atmosphère inquiétante, que l’on retrouve, diluée peut-être, dans l’ensemble de l’œuvre de fiction de l’écrivain. Elles nous emportent dans des villes que nous pensons connaître et qui se révèlent vite être de véritables labyrinthes, à des époques qui sont les nôtres sans l’être tout à fait comme l’attestent mille petites choses. Dagerman n’est souvent pas loin de Kafka. « Le pire, poursuivit le Chef (…), le pire dans toute cette histoire, c’est qu’il vous a paru convenable de vous laisser aller à votre hilarité à l’instant même où tout notre pays est plongé dans un aussi grand deuil. Si les informations que j’ai reçues concernant votre comportement (…) sont exactes, je vous plains. » Tout Dagerman est là, dans cette noirceur sans issue, d’un réalisme qui, pensons-nous, finit par exclure l’appartenance au genre fantastique initialement mentionné : en effet, réalisme et fantastique, pour l’œil d’un écrivain comme Stig Dagerman, se fondent dans une nuit très chaotique.

 

* Stig Dagerman, Les Wagons rouges (Nattens lekar, 1947), trad. Carl Gustaf Bjurström et Lucie Albertini, Maurice Nadeau, 2017

Ennuis de noce

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Ennuis de noce, une nouveauté ? Pas vraiment, bien sûr, mais voici une très belle réédition de ce roman de Stig Dagerman que les éditions Maurice Nadeau avaient déjà publié en leur temps (1982). « …Dans son lit la mariée ne dort pas. Et passe la nuit de noces. » De manière quasiment exhaustive, Stig Dagerman relate ici un mariage, quelque part en Suède – précisément à Älvkarleby, près de Gävle, où l’écrivain a passé son enfance. Hildur, la fille du vieux Victor, épouse le boucher du village mais elle possède un secret : elle est enceinte d’un autre. Elle fait le choix de délaisser le père de son enfant pour cet homme, autrement dit de bénéficier d’un avenir plus ou moins stable. Et l’écrivain, de mettre le projecteur sur les divers protagonistes de cette noce, tous s’affrontant et se supportant, tous appartenant à une même communauté peu amène. « Un souvenir fécond est comme un cintre sur lequel l’expérience accroche un tas de costumes », explique Dagerman dans le texte placé à la suite de son roman, « Comment j’ai écrit Ennuis de noce ». Très grand nom des lettres suédoises et mondiales contemporaines, Stig Dagerman (1923-1954) demeure cependant méconnu ici et l’hommage que J.-M. G. Le Clézio lui avait rendu à Stockholm, en 2008, lors de son discours de réception du Prix Nobel de littérature, n’était que justice. « Personne n’est coupable d’exister », écrit encore Stig Dagerman dans Ennuis de noce, résumant ainsi à l’extrême une réflexion qui le guidera sa vie durant et qui sera peut-être l’une des raisons, à rebours, de son suicide.

 

* Stig Dagerman, Ennuis de noce (Bröllopsbesvär, 1949, édition augmentée de « Comment j’ai écrit Ennuis de noce » de Stig Dagerman, et d’une postface de Lo Dagerman, fille de l’auteur), trad. Carl Gustaf Bjurström & Lucie Albertini), Maurice Nadeau, 2016

 

« …Ce qui différencie le romancier et l’auteur de mémoires c’est, entre autres, leur rapport avec les souvenirs. Le mémorialiste doit s’imaginer que les souvenirs restent là où il les a laissés, comme des événements inchangés et immuables. Le romancier sait à quel point la mémoire est trompeuse et il doit en tirer les conséquences, il doit même, oui, encourager de toutes ses forces la falsification. Pour lui, les souvenirs ne deviennent pas des faits, mais des prétextes, l’étendue d’eau par-dessus laquelle il bâtira son pont. »

(Stig Dagerman, « Comment j’ai écrit Ennuis de noces »)

Stig Dagerman, la liberté pressentie de tous

C’est un bel hommage à l’un des plus grands écrivains suédois que Claude Le Manchec signe là : Stig Dagerman, la liberté pressentie de tous. S’attaquer à un tel personnage n’est pas évident. Dagerman, l’écrivain ? Le précurseur de l’existentialisme ? Le dramaturge ? L’anarchiste ? Le chroniqueur politique ? Les angles pour aborder l’œuvre et le personnage sont multiples et complexes. Claude Le Manchec choisit de soulever les « paradoxes » chez celui qui a laissé, à sa mort par suicide, à l’âge de trente-un ans, une œuvre d’une extrême diversité et surtout d’une extrême densité. Les écrits de Dagerman foisonnent aujourd’hui en français, beaucoup ont été traduits (sa correspondance, un prochain jour ?), Jean-Marie Le Clézio a même rendu hommage à l’écrivain lors de la remise de son Prix Nobel de littérature à Stockholm en 2008. Mais Dagerman est le parfait exemple des auteurs reconnus-inconnus. Pas méconnus : inconnus, au moins du grand public. Ses livres sont édités, disponibles, mais qui les lit ? Qui cogite à leur sujet ? « Dagerman a vécu finalement en état de dissidence chronique par rapport à l’ordre existant », observe Claude Le Manchec. L’écrivain l’a payé de son vivant et continue de subir l’ostracisme de nos bons esprits des Lettres, pour lesquels une telle littérature, jamais dépourvue de style ni de pertinence, s’apparente au coup de poing dans les dents. Cet essai brillant passe d’un roman à un autre (Le Serpent, L’Enfant brûlé), des nouvelles à la poésie et au théâtre (L’Ombre de Mart, notamment), revenant évidemment longuement sur ce petit texte, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, qui a brièvement révélé en France (en 1981) un écrivain venu des brumeuses contrées boréales – la littérature nordique n’était pas encore à la mode. Il nous montre que les apparents paradoxes de Dagerman, qu’il est indispensable de replacer dans leur contexte, l’immédiat après-Deuxième Guerre mondiale, relèvent, à vrai dire, directement de sa cohérence. C’est le tout qui explicite l’auteur et non deux volumes arbitrairement placés en confrontation. Claude Le Manchec s’emploie bien à le démontrer. « Écriture de soi (…) et écriture du monde (…) se heurtent et leur juxtaposition déroute souvent les amis de Dagerman et cependant c’est bien cette tension interne qui fait que l’importance de son œuvre n’est pas seulement littéraire mais aussi politique et humaine... » Pour lire et relire Dagerman.

 

* Claude Le Manchec, Stig Dagerman, la liberté pressentie de tous, Le Cygne, 2020

 

 

Juste en passant : politique fiction à propos de Stig Dagerman

Profitons de la récente parution d’un essai de Claude Le Manchec (ancien formateur et déjà auteur, par ailleurs, d’études sur Tchékov, Primo Lévi, Queneau, Kafka...), Stig Dagerman, La liberté pressentie de tous (1) pour préciser deux ou trois choses sur l’écrivain suédois auquel Jean-Marie Gustave Le Clézio avait rendu hommage à Stockholm, en 2008, lors de la cérémonie d’attribution de son prix Nobel de littérature. Rappelons également qu’il existe, parmi divers travaux publiés ces dernières années, une excellente biographie signée du traducteur Georges Ueberschlag, Stig Dagerman ou l’innocence préservée (2). À lire à toutes fins utiles et pour garder en mémoire des détails importants qui permettent de comprendre combien, empreinte d’engagement, la courte et intense vie de Dagerman fut toujours cohérente.

Car autant prendre les devants. Songeons ainsi à Louise Michel, saluée par les tenants d’un État dont elle se défiait : que de rues, d’écoles, d’établissements publics portant son nom. À George Orwell, socialiste de gauche si l’on peut dire, libertaire affirmé, aujourd’hui encensé par les uns et les autres et notamment par ceux qu’il se faisait une fierté de combattre. Qui, aujourd’hui, à gauche ou à droite, surtout à droite, ne reconnaît pas son génie visionnaire ? Qui ne salue pas la clarté de ses vues ? Depuis le milieu des années 1980, quand son célèbre roman 1984 est apparu comme prophétique, Orwell est cité par des ignares que Bradbury aurait pu mettre en scène dans Farenheit 451. L’écrivain britannique est partout dans la philosophie et la politique contemporaines, véritable Big Brother de la pensée. Les conservateurs le revendiquent depuis longtemps, retenant son anti-stalinisme (ce qui vaut aussi pour Koestler et quelques autres de cette génération) au détriment de son anti-franquisme et de son anti-nazisme.

Idem pour Camus. Tout le monde s’extasie de sa clairvoyance lors de la guerre d’Algérie, devant son bon sens humaniste face aux totalitarismes des années 1950. Tout le monde est devenu camusien (alors que s’affirmer sartrien, de nos jours, relève autant de la provocation que d’un ringardisme assumé). De fait, être philosophe, de nos jours, c’est apprendre à philosopher, autrement dit à voir le monde avec les yeux de l’auteur de L’Homme révolté.

Les héritiers des staliniens et des fascistes d’hier sont plus orwelliens qu’Orwell, plus camusiens que Camus. Ils reconnaissent enfin que la pensée libre, c’est-à-dire émise hors des carcans d’une stricte idéologie politique, est précieuse. Ils ont cherché à l’assassiner, ils consentent enfin à s’y convertir, allant, massacre de la rédaction de Charlie hebdo oblige, jusqu’à défendre le droit au blasphème, ce qui n’était pourtant pas leur tasse de thé. Fini d’encenser le communiste orthodoxe Aragon ou le fasciste bon teint Drieu la Rochelle, place aux auteurs d’obédience libertaire – lesquels n’ont pas vaincu, ils ne l’ont jamais véritablement cherché, mais sont tout bonnement récupérés.

Il semble que le temps où l’image de l’anarchiste faisait peur soit révolue. Tout le monde, enfin dans le milieu culturel et artistique, est devenu un peu anarchiste. C’est tellement tendance : ça ne mange pas de pain, pourrait-on dire aussi. Un Darien, un Céline, un Maurice Raphaël, voire un Paul Morand, etc., ces écrivains sulfureux d’hier sont allégrement classés parmi les anarchistes alors que leurs prises de position les classent parmi les réactionnaires. À quand Michel Houellebecq, Yann Moix et d’autres de cet acabit qualifiés de libertaires ou d’anarchistes par des incultes présentateurs d’émissions télévisées people ? Hausser la voix et proférer des saloperies machistes ou racistes, comme dans Causeur et d’autres magazines profondément trumpistes, ce n’est pas être anarchiste. Pas même contestataire. Juste beauf, démago, attardé. Limite, souvent, facho. C’est, surtout, se ranger parmi les fieffés cons.

De grands noms, de véritables consciences sont revendiqués par des pitres qui tiennent des propos contraires. Orwell, Camus... Comme l’écologie (permettons-nous cette parenthèse) : tout le monde est écologiste aujourd’hui, à commencer par les chasseurs qui, sans humour aucun, eux, se targuent d’être les « véritables écologistes ». Du coup, ceux, les Depardieu, Dupont-Moretti et consorts, qui brocardent autant qu’ils le peuvent les écologistes, apparaissent comme des hérauts affrontant la parole désormais commune. Affligeant. La contestation est aujourd’hui réactionnaire – pas toujours, mais trop souvent. Le phénomène n’est pas nouveau, il régit toute société prétendument démocratique et débouche sur des incontinents verbaux façon Trump, Poutine ou Erdogan.

Mais revenons à la littérature, la belle et stimulante littérature, celle de Stig Dagerman. Un jour ou l’autre, on peut le craindre, ce sera à son tour d’être recruté à son corps forcément défendant, lui qui mourut en 1954. Rien ne nous permet aujourd’hui de l’affirmer, mais les intellectuels de sa stature sont des proies idéales.

L’époque est à la perversion des idées. Non pas à l’émergence d’idées perverses mais d’idées perverties – ce qui peut revenir au même. Il n’est guère difficile d’imaginer un prochain article de Michel Onfray, par exemple, dans Éléments, la revue de la Nouvelle droite, dans Valeurs actuelles, l’hebdo « de qualité » (selon Emmanuel Macron, qui a été interviewé dans ses colonnes) de la droite extrême, ou dans son « mook » bien mal nommé Front populaire. Un article élogieux, consacré à Stig Dagerman ? Passons la tête par-dessus l’épaule du philosophe en train d’écrire : l’écrivain suédois n’aurait-il pas révélé de secrètes sympathies pour le régime nazi en publiant Automne allemand ? Rappelons que ce volume est le récit, sous une forme journalistique, que Dagerman fit dans l’Allemagne d’après-guerre, à l’instigation du périodique Expressen. Il déplorait les dégâts du nazisme et de la guerre, lui qui arpenta un pays en ruines sur tous les plans : édifices et infrastructures détruits, tout autant que la riche pensée germanique d’avant le national-socialisme. Il regrettait que l’idée d’être « citoyen du monde » (l’ancien pilote de chasse américain Garry Davis sillonnait la planète pour lancer un mouvement ainsi intitulé (3)) soit plus difficile que jamais à mettre en œuvre. Dagerman ? Un antinazi et, autant que faire se pouvait, un anti-guerre. Ce livre, Automne allemand, ou un autre, avec des phrases sorties de leur contexte, et voilà l’auteur qui sert d’étendard pour des causes qu’il aurait réfutées. « L’anarcho-syndicalisme, c’est l’étoile polaire de l’écrivain Stig Dagerman », observe Georges Ueberschlag.

Précisons ici que Stig Dagerman, plus connu en France pour son court texte donné comme testamentaire, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier (4), que pour le reste de son œuvre, fut d’un point de vue politique le digne fils de son père – militant anarcho-syndicaliste, membre dès 1920 de la SAC (Sveriges Arbetares Centralorganisation) : « Je n’ai reçu en héritage ni dieu, ni point fixe sur la terre d’où je puisse attirer l’attention d’un dieu... (…) Je n’ose (…) jeter la pierre ni à celle qui croit en des choses qui ne m’inspirent que le doute, ni à celui qui cultive son doute comme si celui-ci n’était pas, lui aussi, entouré de ténèbres. » Précisons également que la lutte antifasciste l’anima tout au long de sa brève vie – sa première épouse était, ce n’est pas un hasard, la fille de militants antinazis allemands, partis combattre dans les rangs républicains en Espagne, et réfugiés en Suède. Qu’il publiera jusqu’à ses derniers jours ses « billets » dans Arbetaren, organe de la SAC. Songeons au poème qu’il écrivit quelques mois avant sa mort, « Oncle Sam et le gentil garçon » (le « gentil garçon » se nommant « Petit Franco » !), montrant que sa palette artistique n’excluait pas l’humour et notamment l’ironie. On peut se dire qu’aujourd’hui Dagerman ne serait pas épargné par les intégristes de... tous poils.

En France, où une bonne partie de ses ouvrages ont été traduits et publiés (à quand sa correspondance ?), le caractère anarchiste de Dagerman a déjà été analysé longuement dans les revues Plein chant (n°31/32, 1986), À contretemps (n°12, 2003) et Marginales (n°6, 2007). « ...Malgré ses conflits intimes, il n’y a eu aucun reniement dans la vie de Dagerman », rappelle Georges Ueberschlag. Érudit, convaincant, s’appuyant sur les écrits divers de l’écrivain, Claude Le Manchec le souligne lui aussi. Il plonge dans l’intimité de l’œuvre de Dagerman, que le doute caractérisait au point, on peut l’affirmer, de causer sa mort. Ses romans, ses nouvelles, ses drames et ses reportages n’ont pas vieilli, ses thèmes récurrents puisés dans l’existentialisme restent d’actualité : « Une tension extrême anime donc cette œuvre, partagée entre une inscription forte dans le temps et une sortie du temps. »

Dans l’espoir que La Dictature du chagrin, selon le titre de l’une de ses nouvelles, ne l’emporte pas à son tour...

 

Thierry Maricourt

(article paru dans la revue Chroniques noir et rouge n°3, décembre 2020 - Abonnements 4 n°, 20 €, éditions Noir et rouge, 75, avenue de Flandre, 75019 Paris)

 

(1) Claude Le Manchec, Stig Dagerman, La liberté pressentie de tous, Le Cygne, 2020

(2) Georges Ueberschlag, Stig Dagerman, ou l’innocence préservée – Une biographie, L’Élan, 1996. En vente aux éditions de l’Élan, BP n°90655, 62030 Arras cedex, 20 €, franco de port

(3) Cf. le livre que Michel Auvray vient de lui consacrer : Histoire des citoyens du monde, Imago, 2020

(4) Stig Dagerman, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier (Vårt behov av tröst är omättligt), trad. Philippe Bouquet, Actes sud, 1984

Trois ex

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Les opinions de Strindberg sur les femmes sont connues et difficilement défendables, sauf à considérer le caractère fantasque, relevant quasiment de la maladie mentale, de l’écrivain et à ne pas prendre pour argent comptant toutes ses déclarations. Il lui est ainsi arrivé de brandir une idée et d’affirmer son contraire quelque temps après (pensons à la religion ou à la politique). Donner la parole, une parole fictive, imaginaire, à ses « ex » comme s’y exerce l’auteure française Régine Detambel (née en 1964) dans Trois ex, c’est entendre avant tout l’aigreur qui émane la plupart du temps d’une rupture. Mais l’objectivité n’est pas la qualité première attendue d’un auteur et nous ne saurions faire grief à Régine Detambel d’en manquer. Et des qualités, d’ailleurs, ce petit livre en possède, à commencer par son ton, parfois presque guilleret en dépit de son sujet plombé – si l’on peut dire. Avec Strindberg, écrit-elle et donnant la parole à Siri, « où il y a une femme, ça tourne de toute manière à l’absurde ». « August n’a jamais été un type bien », fait-elle penser ensuite à Frida Uhl, journaliste qui deviendra la deuxième Madame Strindberg, « il est incapable d’objectivité et tout ce qui lui traverse l’esprit est infect ». (En complément de ce livre, on lira avec intérêt celui de Monica Strauss, La Vie et les amours de Frida Strindberg, Autrement, 2006, qui tempère les propos que Régine Detambel prête à Frida.) Puis vient Harriet, encore une actrice, comme Siri. August Strindberg lui jure son amour mais le couple bat vite de l’aile. « August a décidé de ne plus boire que du fiel » : à ne considérer que le portrait de Strindberg décliné ici, difficile, sinon peut-être dans les toutes dernières pages, de comprendre pourquoi des voix se sont élevées pour réclamer l’attribution du Prix Nobel de littérature à l’auteur de La Chambre rouge ou de Drapeaux noirs. L’Académie suédoise l’a, en effet, toujours snobé. Bonhomme peu sympathique peut-être, August Strindberg n’en était pas moins un écrivain de haut vol et un dramaturge de talent, l’un des plus joués au monde encore aujourd’hui. Le livre de Régine Detambel aurait gagné à ne pas être uniquement à charge et à nous présenter un tout petit peu plus le Strindberg écrivain, un très grand écrivain.

 

* Régine Detambel, Trois ex, Actes sud, 2017