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Les Mamies font parler la poudre

Les mamies font parler la poudre

« Quand on milite pour la paix, il vaut mieux se montrer professionnel », concluent Dagny et Marie Svensson, deux sœurs septuagénaires, à l’issue de leur première action de sabotage d’un avion de combat. Mais il ne s’agissait que d’un rêve, qu’elles vont s’efforcer de concrétiser. Avec Les Mamies font parler la poudre, Catharina Ingelman-Sundberg (née en 1948) livre un nouveau roman déjanté, après la trilogie du Gang des dentiers. En Scanie, près de Ystad, des femmes s’organisent, se baptisent les « Mamies pour la paix », afin d’empêcher la production et la vente d’armes. L’activisme paie, les médias relaient leur présence lors des salons de l’armement, elles font des émules et les autorités s’inquiètent. « Malheureusement, ce sont ces types-là (les politiciens, NDA), qui savent tout mieux que personne. Ils sont dangereux (…) », constate Greta, « petit bout de femme intrépide » qui a « développé une allergie aux prétentieux de tout poil ». Les autres membres du groupe ne sont pas en reste. Quand de nouveaux voisins s’installent près de leur ferme, elles leur proposent des biscuits maison, avant de s’apercevoir que John et Mark ne sont pas des enfants de chœur, qu’ils sont eux-mêmes marchands d’armes. « Espionner ses voisins était une chose, tomber sur une cache d’armes sophistiquées en était une autre, bien plus dangereuse. » Histoire d’être de leur temps, elle s’initient à l’informatique et tentent de lutter contre la haine en ligne. S’inspirant de l’œuvre du sculpteur suédois Carl Fredrik Reuterswärd, « les vieilles dames firent de leur mieux pour façonner des pistolets briochés au canon noué ». Les Mamies font parler la poudre conte avec humour l’action, hélas fictive, d’un groupe d’opposantes à la guerre. S’il ne s’agit pas, pensons-nous, d’un roman destiné à s’inscrire durablement dans les mémoires, au moins part-il d’une idée intéressante, dans la lignée des « grèves du climat » de Greta... Thunberg. Guerre à la guerre et vive la paix !

* Catharina Ingelman-Sundberg, Les Mamies font parler la poudre (Krutgummor på krigsstigen, 2018), trad. Hélène Hervieu, Fleuve, 2021

 

Dernier gueuleton avant la fin du monde

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Comme à son habitude, c’est un roman loufoque que Jonas Jonasson (né en 1961 à Växjö) nous propose avec Dernier gueuleton avant la fin du monde. 2011. Fredrik Löwenhult, apprenti diplomate, vend les biens familiaux avant de partir exercer à Rome. Et de laisser un peu d’argent et un camping-car flambant neuf à Johan, dit le « Nigaud », son cadet de deux ans, son demi-frère, découvrira-t-il. Ce dernier, qui a du mal à tout comprendre, se retrouve à occuper un emplacement boueux dans un camping au sud de Stockholm. Il « n’avait rien d’un idiot incurable. Certes, il ne savait toujours pas conduire malgré un nombre incalculable de leçons et il ignorait que la Terre tourne autour du Soleil. Mais c’était un cuisinier hors pair. » Désireux de trouver une place plus agréable, il s’éloigne du camping mais heurte une caravane. À l’intérieur, une trentenaire, Petra, indemne. Elle explique à Johan que la fin du monde est pour bientôt, dans une douzaine de jours a-t-elle laborieusement calculé. Plus loin, c’est une femme de soixante-quinze ans, aux cheveux violets, Agnes, qui se joint à eux. Tous trois décident d’aller à Rome, s’expliquer avec Fredrik, qui a spolié son cadet. Des péripéties surviennent en chemin, innombrables, mêlant notamment le président des États-Unis Barak Obama et le secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon. Jusqu’à ce que Johan apprenne l’identité de son véritable père, un ex-malfrat russe reconverti en président de la République d’un petit territoire de l’océan Indien. À présent nommé Aleko (et surnommé « Trou du cul »), il explique que « le rôle du président est de veiller à ce que le peuple n’ait pas à manger sur la table, et à se chamailler avec le maximum d’autres pays. C’est comme ça que tout va pour le mieux. » Un roman pas toujours des plus fins mais parfois drôle. Et comment ne pas reconnaître, après Johan Löwenhult et... Barak Obama, que le Västerbotten est vraiment l’un des meilleurs fromages qui soient ?

* Jonas Jonasson, Dernier gueuleton avant la fin du monde (Profeten och idioten, 2022), trad. du suédois Laurence Mennerich, Les Presses de la Cité, 2023

Douce, douce vengeance

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L’idée d’ouvrir une petite boutique de la vengeance n’est pas nouvelle en littérature, mais contée par Jonas Jonasson, l’humour est forcément au rendez-vous. Dans Douce, douce vengeance, il imagine ainsi un certain Hugo Hamlin, publicitaire, effectuant sa reconversion professionnelle dans ce domaine inédit. En quête de bras pour affronter le succès qui ne tarde pas, il recrute un jeune homme, Kevin, et une jeune fille, Jenny. Mais tous possèdent leur propre histoire et lorsqu’il s’agit de se venger de Victor Alderheim, pseudo amateur d’art et nationaliste à la petite semaine, le mélange est explosif. Kevin, fils de Victor reconnu seulement à l’âge de quinze ans, que celui a abandonné dans la jungle africaine pour s’en débarrasser, et Jenny, ex-épouse à peine consentante de cet être malfaisant, s’allient, et même un peu plus puisqu’ils convolent bientôt comme deux amoureux. Leur coopération avec Hugo Hamlin va permettre à la douce ou moins douce vengeance d’être menée à bien. Mais une telle entreprise mérite-t-elle d’exister ? « Hugo n’avait pas anticipé que la vengeance impliquerait une totale démesure. (…) Très lucratif, certes, mais cela ne contribuait nullement à l’amélioration du genre humain. » C’est drôle, politique au énième degré – en espérant « que les nationalistes ne prennent pas le pouvoir ». Sans plus, hélas.

* Jonas Jonasson, Douce, douce vengeance (Hämnden är ljuv, 2021), trad. Laurence Mennerich, Presses de la Cité, 2021

 

L’Assassin qui rêvait d’une place au paradis

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Autant la lecture du roman Le Vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire nous avait ennuyé, en dépit de ses rebondissements abracadabrants, autant le film qui avait suivi nous avait paru divertissant. Avec L’Assassin qui rêvait d’une place au paradis, Jonas Jonasson (né en 1961) récidive (avec, entre les deux, L’Analphabète qui savait compter). Trois personnages principaux cette fois : Dédé le Meurtrier, qui vient de purger trente années de prison, Per Persson, jeune réceptionniste dans un hôtel, et Johanna Kjellander, pasteure défroquée. Per et Johanna s’associent avec Dédé. Contre espèces sonnantes et trébuchantes, ce dernier passe, sur commande, des individus à tabac, avec une spécialité, il leur brise les membres. Mais un jour Dédé décide de renoncer à « sa trinité habituelle », « la bibine, le bistrot et la bringue », pour la remplacer par Dieu, le Christ et la Bible. La petite affaire si rentable devrait-elle s’arrêter ? Les deux acolytes s’y refusent et vont tout mettre en œuvre pour ramener Dédé l’ex-Meurtrier sur la voie de la raison. Et puisque cela ne semble pas possible, pourquoi ne pas créer un nouveau mouvement religieux : l’Église d’André ! Nous voilà partis pour trois cents pages de gags plus ou moins fins… ! Si l’on ne se creuse pas trop la tête, on sourit, à la lecture de ce roman, L’Assassin qui rêvait d’une place au paradis. Alors, pourquoi, ou pourquoi pas ? peut se demander le lecteur, excédé ou indulgent.

 

* Jonas Jonasson, L’Assassin qui rêvait d’une place au paradis (Mördar-Anders och hans vänner (samt en och annan ovän), 2015), trad. Laurence Mennerich, Presses de la Cité, 2016

Le Vieux qui voulait sauver le monde

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Avec son complice Julius Jonsson d’une bonne trentaine d’années son cadet, Allan Karlsson, cent un ans, coule des jours paisibles, trop peut-être, en Indonésie. Mais quand sa valise pleine d’argent est enfin vide et qu’ils sont obligés de quitter précipitamment leur luxueux hôtel, les voilà qui errent en plein océan. Ils sont recueillis par un navire nord-coréen qui transporte en secret de l’uranium enrichi destiné, on s’en doute, à de prochains essais de bombes nucléaires. D’explications vaseuses en quiproquos sans fin, Allan Karlsson est pris pour un Suisse spécialiste du nucléaire et désireux de venir en aide à la grande Corée du Nord. « ...Je ne suis pas un charlatan. Je suis simplement vieux. Fatigué par le voyage. Et affamé et assoiffé. Et tout un tas d’autres choses, encore. Au fait, Julius est producteur d’asperges. Surtout les vertes. » Des incidents diplomatiques sont à deux doigts de se produire, mais la chance est bonne fille avec Allan et le voilà qui plaide sa cause devant... Donald Trump (le roman est très actuel et compte d’autres vedettes des médias : Poutine, notamment), un sale personnage qui agite le menton et ne songe qu’à jouer au golf. Revenus en Suède, Allan et Julius font la connaissance d’une épicière, diseuse de bonne aventure, avec laquelle ils montent une fructueuse entreprise de pompes funèbres. Jusqu’à ce qu’un nazi leur réclame un cercueil orné d’une croix gammée et autres décorations pour l’enterrement de son frère. Le cercueil livré à la mauvaise adresse, il se lance à leur poursuite... ! Et c’est reparti pour un tour du monde, Allan et son équipe s’installant au Kenya pour y cultiver des asperges ! Évidemment, rien n’est crédible dans ce roman, Le Vieux qui voulait sauver le monde, mais le lecteur se laisse emporter par l’humour décalé de Jonas Jonasson. « Pour autant qu’Allan pouvait en juger, l’humanité se trouvait dans une phase descendante. Le risque était que la tendance ne s’inverse pas avant que suffisamment de personnes se soient conduites suffisamment mal envers les autres pendant suffisamment longtemps. C’est généralement à ce moment-là que les gens se remettaient à réfléchir. » Jamais dépassé par les événements, Allan Karlsson s’éprend ici en tout bien tout honneur d’Angela Merkel et apprend à utiliser une tablette pour se tenir informé de la marche folle du monde. D’autres aventures à venir dans d’autres volumes... ?

 

* Jonas Jonasson, Le Vieux qui voulait sauver le monde(Hundraåringen som fyllde hundraett och försvann, 2018), trad. Laurence Mennerich, Presses de la Cité, 2018

La Vie est un millefeuille à la vanille

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Anton exerce la digne profession de magicien itinérant. Hélas, à son âge, quarante-cinq ans, il lui est de plus en plus difficile de décrocher des contrats. Même les maisons de retraite préfèrent s’adresser à des « spécialistes » des expériences de mort imminente qui prétendent avoir vu des anges plutôt qu’à lui. Un jour, alors qu’il séjourne dans un hôtel au nord du lac Vättern, il apprend que sa représentation du lendemain est annulée. Il songe à rentrer chez lui, près de Stockholm, mais des événements pour le moins étranges vont se succéder et contrarier ce dessein. Il est vrai qu’Anton est, selon Charlotta, son amour de jeunesse conquise par son rival Sebastian, « un être faible, sarcastique, paresseux » et voué « à une carrière insignifiante ». Tout au moins prétend-elle l’avoir lu dans les lignes de sa main. Ce qui est sûr, c’est que le magicien, « malheureux, solitaire et raté » selon un… revenant, n’a pas de chance. Mille petits malheurs le frappent et il se retrouve à errer dans la forêt de Tiveden, parc national où des elfes sévissent, comme il le remarque vite, et où des sorcières font encore la loi (un peu à l’instar de la série télévisée Jordskott, de Henrik Björn). « Est-ce qu’être attaqué par une martre, s’asseoir sur une fourmilière et manquer de se noyer dans un étang après avoir dévalé une pente raide constituaient des malheurs paranormaux ? » Scénariste, musicien et écrivain, Lars Vasa Johansson (né en 1966) a signé des scripts pour la télévision suédoise. Avec La Vie est un millefeuille à la vanille, il livre un roman drôle, comme plusieurs auteurs suédois en ont signé ces derniers temps (songeons à Karin Brunk Holmqvist, à Jonas Jonasson, à Fredrick Backman, etc.). Dommage que le titre (La Grande fuite de la réalité, en suédois – pourquoi ne pas l’avoir conservé, ou alors opté pour Le Déni du magicien ou quelque chose comme cela, en français ?) soit aussi gnagnan. Que cela ne rebute surtout pas le lecteur.

 

* Lars Vasa Johansson, La Vie est un millefeuille à la vanille (Den stora verklighetsflykten, 2016), trad. Hélène Hervieu, Fleuve, 2017

Les Filles du chasseur d’ours

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Bien entendu, le roman de Anneli Jordahl, Les Filles du chasseur d’ours, évoque d’emblée le classique de Aleksis Kivi, Les Sept frères. Mais il ne s’agit nullement de son pendant, sauf peut-être par son caractère épique. À la différence de l’écrivain finnois, Anneli Jordahl (née en 1960 à Östersund) met en scène non des hommes mais sept jeunes femmes et place l’action à l’époque contemporaine, au nord de la Finlande, « au milieu des très anciens et majestueux pins gris au tronc orné de polypores qui peuplent les forêts profondes ». Sept représentantes de la famille Leskinen, dont le père a été tué par un ours (l’une d’entre elles a dû achever l’animal d’une balle) et dont la mère est morte récemment. « ...On doit se tenir le plus loin qu’on peut des profs, des policiers, des pasteurs et des services sociaux », expliquait le chasseur d’ours dont la réputation, se félicitait-il, avait dépassé la contrée. « Leur seul but, c’est de nous diviser. » Depuis, elles vivent comme des sauvageonnes dans un grand dénuement et vendent régulièrement des champignons, des fruits, du gibier et d’autres denrées sur le marché. Si elles font figures d’attractions locales, personne ne leur cherche noise sauf lorsqu’elles s’aventurent avec quelque arrogance dans une festivité. « On les remarquait tout de suite même si, de loin, elles pouvaient ressembler aux autres marchandes de la foire (…). En général, elles surgissaient à deux ou trois. Chemise de flanelle, veste de cuir noir. Ce qui les distinguait, c’était l’odeur. Une odeur âcre et tenace de sève de pin, de sueur et de sexe pas lavé. » Quelle tribu ! Les parents morts, obligation leur est lancée par les autorités de réintégrer tant que faire se peut un parcours scolaire – elles ne sont jamais allées dans une école. Seule Elga, la cadette, si différente physiquement des autres, en approuve l’idée. Mais leur maison tombe en ruine et, incapables de la réparer ou de payer pour la faire remettre en état, elles s’enfoncent loin dans la forêt, jusqu’à retrouver la cabane qu’occupait parfois leur père – tyran domestique qui a fait souffrir leur mère : « La vérité, c’est que le vieux était un gros porc ». Là, les membres de la petite troupe se partagent plus ou moins équitablement les tâches. « Sœurs ! Soldates ! Regardez vos jambes. Regardez vos mains. Nul ne peut vous les ôter. Vénérez la force qu’elles contiennent. Nous devons nous honorer et nous élever mutuellement. Qui le fera, sinon nous ? Et nous devons travailler. Le plus dur possible. (…) Êtes-vous prêtes ? » Et toutes d’acquiescer avec une vigueur parfois simulée, sans jamais mettre en place une réelle solidarité ; les rapports entre elles sont marqués par la cruauté. On peut penser à certains romans déjantés de Jonas Jonasson en lisant Les Filles du chasseur d’ours, quand des personnages un brin fantasques sont entraînés dans des aventures qui les dépassent. Mais ici l’humour le dispute à la violence, rien n’est simple lorsque les règles sociales sont d’emblée abolies et que la vie en autarcie se révèle presque impossible. Les sept filles sont des enfants sauvages devenues grandes. Leur entêtement à vivre dans la forêt, par respect à une parole donnée alors qu’elles étaient petites, se heurte aux plaisirs de tous ordres qu’elles découvrent lorsqu’elles se confrontent à la civilisation : alcool, sexualité, nourriture jusqu’à se bâfrer, bien divers... Elles pensent, de par leur marginalité, obéir à leur père décédé, alors qu’elles sont la proie des hommes et des femmes rarement bien intentionnés à leur égard qu’elles rencontrent. Pour se protéger, elles adoptent un fonctionnement de secte, se soumettent à l’autorité de Johanna, l’aînée. La catastrophe est inévitable. Mais heureusement, des personnes leur viennent en aide sans arrières-pensées. La lecture et l’écriture sauvent celles qui souhaitent être sauvées. Via un personnage appelée Sunniva, Anneli Jordahl intervient dans le récit, montrant que l’opposition civilisation-forêt sauvage est factice. À l’heure des élucubrations d’un certain nombre de survivalistes, puisque à les en croire la fin du monde est imminente, Les Filles du chasseur d’ours est un roman à lire sans hésiter. Remarquable.

* Anneli Jordahl, Les Filles du chasseur d’ours (Björnjägarens döttrar, 2022), trad. du suédois Anna Gibson, L’Observatoire, 2024