Biographies - Correspondance

Lettres choisies

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La quasi-totalité de la correspondance de Stig Dagerman est accessible en Suède depuis de nombreuses années, mais en France, il a fallu attendre le centenaire de sa naissance pour en voir publié un extrait. Merci à Claude Le Manchec pour ce choix pertinent de lettres et à Olivier Gouchet, pour leur traduction. Les lecteurs, forcément enthousiastes, de Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, de L’Enfant brûlé, de L’Île des condamnés, d’Automne allemand et des autres titres de l’écrivain se raviront de découvrir les lettres qu’il adressa à ses proches. Plusieurs sont à son éditeur et ami Ragnar Svanström, lequel se décarcasse littéralement pour le faire publier et lui procurer de nouvelles avances financières. Car l’écrivain, s’il a certes rencontré le succès, est toujours en quête d’argent. Il vient d’un milieu modeste et n’a pas d’assise financière sur laquelle se reposer. À partir du milieu des années 1940 et jusqu’à la fin de sa vie, il est marié, a charge d’enfant, les lieux où il habite lui coûtent, il doit se déplacer, effectuant de fréquents voyages en France ou en Australie... Les difficultés s’amoncellent et retiennent sa créativité littéraire, le doute le ronge. Réitérer une enquête journalistique, cette fois en France, comme celle qui a mené à la rédaction d’Automne allemand ? Mauvaise idée. Ses sentiments vis-à-vis du pays où tant d’artistes suédois ont pourtant vécu quelque temps (à commencer par Strindberg, qui lui s’est targué d’écrire directement en français) sont ambivalents. Il goûte une certaine douceur de vivre, mais l’estime surfaite et réservée aux touristes et aux classes aisées. « ...Selon moi, la France est un pays bête, ennuyeux et désorganisé avec des habitants maussades, impolis et égoïstes (un peu comme les Suédois du Sud). » Même la capitale ne trouve pas grâce à ses yeux : « Paris est un entassement monumental de souvenirs historiques et de cabarets de luxe, agréables pour les millionnaires et les alcooliques, mais un gigantesque désert planté de chiches oasis pour les simples mortels pauvres. » Oui, Dagerman écrit cela en 1948 ! Quant à ce fameux séjour en Australie sur lequel le lecteur ne savait quasiment rien. Dagerman s’en explique ici. Il raconte qu’il a « été nommé rédacteur du navire, on veut faire un journal pour les passagers, mais personne, moi y compris, ne saisit encore comment s’y prendre pour le faire ». Il plaisante, mais le projet littéraire réel, un reportage, n’aboutit pas. L’écrivain renonce à produire « un nouvel Automne allemand, le matériau est trop uniforme pour cela ». Riche d’une œuvre protéiforme (romans, théâtre, poésie, journalisme...) d’essence existentialiste mais aussi, sans paradoxe aucun, réaliste et symboliste, voire ancrée dans le fantastique (comme la nouvelle Mille ans avec Dieu), la vie de Stig Dagerman est pleine de projets avortés. L’inanité de l’écriture, qui succède à la joie si vaine et éphémère de la notoriété, l’abat : « ...S’il m’arrive de croire que j’ai quelque chose à dire, cela se fane dès que je le mets sur le papier. » La vie est absurde, constate-t-il, la création ne fait que transcender une chimère. Ses lettres nous donnent à voir ses illusions et sa désespérance, qui se confrontent, se conjuguent et le conduiront au suicide un jour de 1954 – « J’avais une grade envie de mourir » avoue-t-il peu avant. La finesse de son observation du monde demeure étonnamment actuelle.

* Stig Dagerman, Lettres choisies (Brev, 2002), trad. du suédois Olivier Gouchet, préf. Claude Le Manchec, Actes sud (Lettres scandinaves) 2024 (304 p., 22,80 €)

Le Rire caché de Stig Dagerman

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Homme engagé, fuyant les compromis et les demi-mesures, Stig Dagerman est resté attentif, jusque dans ses dernières années d’existence, au fait que l’écrivain qui se fourvoie dans l’esthétisme asservit son art. Mais, en dépit ou grâce à cette prodigieuse lucidité de tous les instants, les relations de Dagerman avec le monde tel qu’il va, en particulier le monde issu de la catastrophe que fut la Seconde Guerre mondiale, ne lui procurèrent aucun apaisement. Au contraire, en même temps que son regard s’aiguise dans d’ultimes chefs-d’œuvre comme Dieu rend visite à Newton ou Tuer un enfant, son équilibre personnel est compromis. Les mots ont certes un singulier pouvoir d’éclairement mais sa parole, même la plus libre, celle qu’il revendique à chaque instant dans ses « billets quotidiens » parus dans la presse syndicale, se charge tout autant de ses angoisses que de ses exigences. Il y a parfois un rire caché chez Dagerman, grâce auquel, même s’il ne peut « changer le monde », il ne lui est pas impossible d’entrevoir de nouveaux départs. Né en 1960, longtemps professeur dans l’enseignement supérieur et formateur, Claude Le Manchec a signé plusieurs ouvrages en littérature comparée. Cet essai sur Stig Dagerman prolonge la réflexion entamée avec Stig Dagerman, La Liberté pressentie de tous (Le Cygne, 2020).

* Claude Le Manchec, Le Rire caché de Stig Dagerman (préf. Lo Dagerman), Ginkgo/L'Elan, 2023

 

 

Revue Europe n°1129, Stig Dagerman

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Dire qu’il aura fallu attendre le numéro 1129 de la revue Europe (« revue mensuelle fondée en 1923 sous l’égide de Romain Rolland ») pour trouver enfin dans ses pages le nom de Stig Dagerman ! (Et, en première partie, celui du Britannique Gerard Manley Hopkins, 1844-1889.) Sous la direction de Claude Le Manchec, qui publie prochainement aux éditions de l’Élan un volume consacré à l’écrivain suédois, Le Rire de Stig Dagerman (et qui, prolixe, signe une étude sur Joë Bousquet aux Lettres modernes-Minard), plusieurs auteurs dont Jean-Marie Gustave Le Clézio, prix Nobel de littérature, le traducteur Philippe Bouquet, le biographe de Dagerman Georges Ueberschlag, le Suédois Magnus Florin et d’autres, tentent d’aborder l’œuvre protéiforme de celui que Le Clézio compare à un illustre auteur français quelque peu oublié aujourd’hui : « ...L’écrivain auquel il ressemblerait le plus serait peut-être Lautréamont, par la même capacité à changer de registre, par le goût de la mystification, et par la pratique du sarcasme. Mais la comparaison s’arrête là... » Stig Dagerman, dont le centenaire de la naissance est célébré cette année, est en effet bien difficile à cerner. Écrivain anarchiste ? Prolétarien ? Existentialiste ? Tout cela, oui, mais utiliser ces étiquettes serait terriblement réducteur. Faut-il, comme s’y exerce l’écrivain Magnus Florin, retenir l’idée de « chute » pour caractériser et Dagerman et son œuvre ? « La chute hante les écrits de Dagerman, où elle possède plusieurs harmoniques : morales, existentielles, sociales. » Quoi qu’il en soit, Stig Dagerman est toujours à lire et encore à lire.. !

* Sous la direction de Claude Le Manchec, revue Europe n°1129, Stig Dagerman, 2023

31, c’est peu

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Sous-titré « Stig Dagerman (1923-1954) », ce livre de Christophe Fourvel, 31, c’est peu, se situe entre deux seuils, entre l’essai et le récit, portes ouvertes. Usant d’un ton intimiste, c’est en tant que proche et même, se permet-il, qu’ami, qu’il s’adresse à Stig Dagerman. « Il est le seul écrivain mort avant ma naissance que je puisse qualifier d’ami. (…) Il est entré dans ma vie un jour de l’automne 1990 et il n’en est jamais sorti. » L’œuvre et le personnage de Dagerman sont donc appréhendés par son regard d’auteur largement influencé par le Suédois mort à trente-et-un ans. 31, c’est peu, effectivement, et nul doute que Dagerman aurait pu signer encore des romans et des drames d’une qualité au moins égale à ceux qui lui avaient donné le succès. La littérature était foisonnante dans la Suède de l’après-guerre, avec une revue et un mouvement comme 40-tal qui réunissaient des plumes très talentueuses. Dagerman, qui en fit partie, s’en démarquait pourtant par la profondeur de ses vues, par leur irrévérence, aussi. Christophe Fourvel rappelle combien la première épouse de l’écrivain, fille d’un couple de réfugiés politiques allemands qui étaient allés combattre en Espagne contre les franquistes, souscrivait à ses idées : « Annemarie Götze fut la femme qui autorisa Stig à croire à la cohérence d’une vie ayant sur son mât, et accroché au cylindre de sa machine à écrire, le drapeau noir de l’anarchie. » Il nous montre le limon que Dagerman a involontairement déposé dans ses propres récits, voire jusque dans sa vie quotidienne, et trace en même temps la biographie suggestive du Suédois (rappelons qu’une biographie plus classique est toujours disponible : Georges Ueberschlag, Stig Dagerman ou l’innocence préservée, L’Élan/Ginkgo, 1996). Ce qui donne, avec une humilité époustouflante : « Faire œuvre des œuvres. Ou comment j’ai puisé dans les œuvres suivantes (celles de Dagerman) pour créer ma propre œuvre ». La lecture de 31, c’est peu n’est pas linéaire, c’est au fil de ses découvertes que Christophe Fourvel avance, lesquelles ont lieu parfois dans un certain hasard. Il confie au lecteur ce qui constitue selon lui « les deux traits essentiels de l’écriture de Dagerman » : « Une sorte d’animisme poétique et la supplantation durable dans une scène, un récit, un tableau, du comparé par le comparant. (…) C’est sans doute à la lecture de ces livres que j’ai compris (…) ce que j’attendais vraiment de la littérature. » Cet essai n’est pas un travail universitaire et peut sembler un peu décousu, mais c’est ce qui en fait l’intérêt, il est rare qu’un lecteur exprime ainsi sa réception, son sentiment, qu’il avoue où sont ses sources d’inspiration. Qu’il se glisse près d’un écrivain avec une telle complicité. Après tout, une œuvre littéraire échappe à son auteur dès lors qu’elle est publiée, ce qui, quoi qu’il en dise, est toujours l’objectif de cet auteur. Et que quelqu’un qui se targue d’écrire, de publier des romans, se l’approprie et s’en serve pour forger sa propre œuvre, quelle belle récompense.

* Christophe Fourvel, 31, c’est peu, La Fosse aux ours, 2023

 

Stig Dagerman ou l’innocence préservée

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Il n’existe en français qu’une biographie de Stig Dagerman, celle que signe Georges Ueberschlag (Stig Dagerman ou l’innocence préservée, L’Élan, 1996). Connu des lecteurs lettrés, de nom plus que pour avoir été lu, Stig Dagerman (1923-1954) est sans aucun doute l’un des plus brillants écrivains suédois du XXe siècle, tant chacun de ses romans offre de thèmes de réflexion. « Existentialiste excentré » (car Suédois, donc loin de la scène parisienne où le mouvement se produisait alors !), si l’on peut dire, Dagerman est fréquemment classé parmi les auteurs prolétariens – abusivement mais son origine sociale et ses sujets de prédilection (plus que la manière dont il les traitait) le rapprochent de ceux-ci. On ne retient trop souvent de son itinéraire que sa conclusion, ce suicide par les gaz d’échappement dans l’habitacle d’une voiture à l’âge de trente-et-un ans. Mais Dagerman n’a pas été un « Rimbaud nordique », cliché facile, et Georges Ueberschlag nous présente un homme que le questionnement n’épargnait pas, un écrivain que la sensibilité, avec le foudroyant effet d’un boomerang, a conduit à mettre volontairement un terme à sa vie. Issu d’un milieu modeste, Dagerman a conquis très vite les intellectuels. Il n’en est pas moins resté du côté des militants côtoyés dès ses débuts – l’anarchie comme « lieu de naissance spirituel » – et a écrit toute sa vie dans la presse anarcho-syndicaliste (Arbetaren). Cet engagement s’est-il trouvé à un moment en porte-à-faux avec son écriture ? L’écrivain a-t-il eu le sentiment de parvenir à la limite de son expression ? La Deuxième Guerre mondiale a évidemment contribué à alimenter son sentiment d’angoisse et la neutralité de la Suède celui de culpabilité. « Voulant assumer par honnêteté envers lui-même (…) ce conflit entre sa conscience sociale et sa conscience artistique, se gardant à tout prix de cette littérature des références obligatoires que cultivent allègrement tant d’écrivains dits de gauche, il s’interroge », explique Georges Ueberschlag. À l’exception de son importante correspondance, la quasi-totalité de l’œuvre de Stig Dagerman est aujourd’hui disponible en français. Le court texte intitulé Notre besoin de consolation est impossible à rassasier (Vårt behov av tröst, 1952 ; trad. Philippe, Bouquet, Actes sud, 1981) est donné comme son testament spirituel – ce qu’il n’est pas, publié initialement dans un magazine féminin suédois. Mais ce qui est sûr, c’est que Notre besoin de consolation… reflète bien la pensée de son auteur et plus encore, le sens qu’il a entendu donner à sa vie et dont la leçon ne peut que toucher le lecteur d’aujourd’hui : « …une consolation qui soit plus qu’une consolation et plus grande qu’une philosophie, c’est-à-dire une raison de vivre. »

Dag Hammarskjöld

Dag hammarskjold une vie au service du monde

« Pour les Français d’aujourd’hui, Dag Hammarskjöld n’est plus guère qu’un nom », écrit, malgré tout optimiste, l’ancien ambassadeur de France en Suède Patrick Imhaus en préface de la biographie richement illustrée que le journaliste et historien Henrik Berggren (né en 1957 à Uppsala) consacre au secrétaire général de l’ONU (de 1953 à sa mort), ajoutant : « On ne se souvient plus de l’extrême virulence des sentiments qu’il suscitait alors (…). En revanche, il était devenu l’idole des leaders issus des luttes de décolonisation et des opinions publiques progressistes à travers le monde. » La franchise de Dag Hammarskjöld (1905-1961) et son honnêteté lui valurent quantité d’ennemis. À l’instar, vingt-cinq ans plus tard, du Premier ministre suédois Olof Palme, mort lui aussi mystérieusement (et sur qui Henrik Berggren a également écrit une biographie) bien que l’enquête à son sujet soit close. Similitude de parcours et de personnalités... Issu d’une famille influente en Suède, fils d’un ancien Premier ministre plutôt rigide, Dag Hammarskjöld « incarnait parfaitement cet esprit suédois bien particulier, à la fois idéaliste et pragmatique, nationaliste sourcilleux et pourtant profondément cosmopolite ». Guère si étonnant qu’il devienne secrétaire général de l’ONU après l’éviction du Norvégien Trygve Lie (qui occupe ce poste de 1946 à 1952), s’activant à transformer le « machin », selon le mot de de Gaulle, pour le mettre au service des petites nations et le rendre plus efficace, jusqu’à créer les « Casques bleus » lors de la crise de Suez de 1956. Partisans d’une « Troisième voie » entre l’URSS et les USA, il dérange, contestant trop de pouvoirs, d’intérêts financiers. « Comme il le dit en privé, rappelle encore Patrick Imhaus, face au désordre et à l’injustice du monde et aux guerres qui en résultaient, il avait résolu de se faire pape laïc. » En septembre 1961, alors que la guerre froide bat son plein, l’avion dans lequel il voyage s’écrase et tout laisse à penser que ce n’est pas un banal accident et que l’URSS, oui l’URSS peut-être, pourrait porter une part de responsabilité... Regrettons que le livre qui essaie de faire le point sur ce drame (Maurin Picard, Ils ont tué Monsieur H, Seuil, 2019), ne soit pas évoqué. Une personnalité d’envergure, engendrée par la Deuxième Guerre mondiale et la guerre froide, Dag Hammarskjöld, comme il y en eut quelques autres en cette époque tendue, qui signa un recueil de haïkus publié après sa mort, Jalons (1963). « C’est (…) sous son mandat que l’ONU est devenu un organe décisionnaire d’importance mondiale », souligne le biographe. Une personnalité à célébrer encore aujourd’hui, d’autant que sa vision du monde est loin d’être tout à fait obsolète.

* Henrik Berggren, Dag Hammarskjöld, trad. du suédois Jean-Baptiste Bardin, préface Patrick Imhaus, Le Félin, 2022

Ellen Key, clairvoyance et audace d’un esprit libre

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Les lecteurs resteront sans doute sur leur faim à lire le livre de Claudine Coignard, Ellen Key, clairvoyance et audace d’un esprit libre (éd. des Sentiers), tant les idées que défendait la pédagogue suédoise (1849-1926) demanderaient à être plus longuement explicitées. Mais il s’agit tout de même d’un bon ouvrage de présentation, d’autant plus qu’il n’y a quasiment rien en français sur Ellen Key. « Plus le développement et la libération de la personnalité s’imposaient à elle comme étant la première étape à franchir pour que s’édifie une vie collective plus harmonieuse, plus elle devenait combative. Cependant, dans cette combativité, elle ne perdait pas de vue qu’il fallait compter en décennies pour voir poindre une transformation des comportements. » Le nom de Ellen Key est à mettre aux côtés de ceux de Francisco Ferrer, Maria Montessori, Célestin Freinet et quelques autres, pédagogues qui œuvrèrent pour que le savoir et la liberté se conjuguent et permettent à l’éducation de former des individus émancipés. À l’heure où tout le savoir du monde semble disponible en quelques clics sur Internet, sans que se pose la question de savoir en quoi consiste ce savoir et à quoi il peut servir, sa lecture peut être plus que jamais recommandée.

 

* 12 €, port compris, chez l’auteure : Claudine Coignard, 12, rue de Dreux, Luray, 28500 Vernouillet.

Correspondance entre Alfred Nobel et Bertha von Suttner

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On sait combien Bertha von Suttner (1843-1914) joua un rôle crucial dans la vie d’Alfred Nobel (1833-1896). Au point qu’il n’est pas tout à fait faux de dire qu’elle est à l’initiative des fameux Prix Nobel. En 1875, alors qu’il séjourne à Paris, Alfred Nobel veut recruter, comme gouvernante, cette femme issue de l’aristocratie autrichienne. Sans succès, puisqu’elle retourne à Vienne une semaine plus tard. Mais une forte amitié est née. C’est un homme « triste et moqueur », dira-t-elle de lui, mais aussi « un penseur, un poète, un homme amer et bon, malheureux et gai (…), comprenant tout et n’espérant rien. » Nobel, qui a inventé la dynamite, est déjà très riche. Il vit seul, il écrit – un peu (il aurait pu devenir un grand écrivain, dira-t-elle encore). Les lettres publiées ici (70 de Bertha von Suttner et 24 d’Alfred Nobel, rédigées tantôt en français, tantôt en allemand ou en anglais, toutes traduites) mettent en exergue leur relation. Ce ne fut pas une relation amoureuse au sens habituel du terme (Bertha Kinsky deviendra von Suttner peu après avoir rencontré Alfred Nobel). Nobel se confie à sa cadette, elle se confie à lui aussi, l’échange est fructueux, chaleureux, mais avant tout intellectuel. Libre penseur, darwiniste, Nobel était ce que l’on appelle un humaniste, conscient d’être à la tête d’une fortune qui ne reposait pas uniquement sur le bon usage de la dynamite. Utilisée pour la construction de routes ou de voies ferrées, celle-ci tomba vite aux mains des militaires, qui l’employèrent pour la guerre. Au grand dam de leurs convictions pacifistes à tous deux. Bertha von Suttner ne ménagera pas ses efforts pour promouvoir la paix entre les nations. On lira d’elle le roman Bas les armes ! (1889 ; initialement publié en France en 1899) que les éditions Turquoise ont republié en 2015. À la lecture de cette correspondance, le lecteur découvre deux personnages – Bertha d’abord obligée de publier ses écrits de manière anonyme parce qu’une femme qui entendait se mêler des choses politiques n’était pas crédible, et Alfred, homme de paix à la tête d’une entreprise d’explosifs – deux êtres qui unissent leurs efforts pour dire non à la guerre. En avance sur leur temps (Berthe, récompensée par le Prix Nobel de la Paix en 1905, mourra juste avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale), ils firent partie de ces grandes consciences dont nous avons toujours à apprendre aujourd’hui.

 

* Edelgard Biedermann (édition établie et introduite par), Correspondance entre Alfred Nobel et Bertha von Suttner, Turquoise (Le temps des femmes), 2015

 

Nobel, suite…

Ajoutons que, d’Alfred Nobel, on trouve en français la pièce intitulée Némésis (Nemesis, 1896, traduction et présentation Régis Boyer, Les Belles lettres, 2008) une tragédie sur Beatrice Cenci (1577-1599). Cette histoire d’inceste et d’abus au sein de l’Église du XVe siècle, que l’Anglais Shelley, écrivain cher au cœur de Nobel, avait déjà abordée, a été écrite directement en suédois et éditée par l’auteur. La famille de celui-ci en a détruit le stock après sa mort et conservé seulement trois exemplaires. Elle montre un Nobel très anticlérical et hostile, comme il l’écrira à Bertha von Suttner, à « la misère, aux vieux préjugés, aux vieilles religions, aux vieilles injustices, aux vieilles hontes », en bref, à toute cette « boutique d’antiquités vermoulues » (24 novembre 1889). Un Nobel beaucoup moins bien-pensant que l’image de lui qui subsiste aujourd’hui. Il n’est, de fait, pas inutile de lire l’une de ces biographies plus ou moins romancées, peut-être encore disponibles… : Rune Pär Olofsson, Le Roi de la dynamite (Dynamitkungen, 1990, trad. Philippe Bouquet, Gaïa, 2001) ; Orlando de Rudder, Alfred Nobel, Denoël, 1997 ; ou Kjell Espmark, Le Prix Nobel (Det litterära Nobelpriset, 1986), trad. Philippe Bouquet, Balland, 1986.

À bas l’héritage

« Et dans une France socialiste… » chantait Léo Ferré... (« Ils ont voté, et puis après ? ») Ne peut-on penser qu’un jour, un jour lointain mais pas dans 10 000 ans, la formule « de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins » s’appliquera ici et ailleurs ? Et dans ce cas, Alfred Nobel, qui s’élevait contre l’héritage, fera encore plus figure de précurseur et de sage. Selon Bertha von Suttner, en effet, Nobel pensait qu’il était inadmissible « que les riches lèguent leur fortune à leur famille ; il considérait comme une malchance que d’hériter de grosses fortunes car cela avait un effet paralysant. Les biens accumulés en abondance devaient retourner à la collectivité et être utilisés au profit de l’intérêt général. » (in Correspondance Alfred Nobel/Bertha von Suttner)

La Vie et les amours de Frida Strindberg

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August Strindberg aimait à s’afficher misogyne. Pensons à ce petit essai au titre provocateur, De l’infériorité de la femme. Il l’était en réalité beaucoup moins qu’il le prétendait ou pas de manière aussi manichéenne, jugeant les femmes, finalement, dotées de plus d’intelligence que les hommes et se méfiant surtout de cette qualité et de son usage dans un monde où le pouvoir n’a pas vocation à être partagé. Il ira ainsi jusqu’à se fâcher avec son contemporain Henrik Ibsen, dont plusieurs pièces de théâtre défendent fermement l’émancipation des femmes. Le portrait que Monica Strauss trace de Frida Uhl, très jeune et très séduisante journaliste autrichienne, qui deviendra la deuxième épouse de l’écrivain suédois, est aussi le portrait de ce dernier et, au-delà, le tableau d’une époque et d’un milieu, la bohème artistique scandinave au tournant des XIXe et XXe siècles. La liberté est alors la règle, qu’elle soit artistique, bien sûr, mais pas uniquement car il est de bon ton de s’affranchir aussi des normes sociales et sexuelles. Frida Uhl est non seulement jolie et intelligente, elle se veut en plus dévouée à Strindberg, son « prince-poète » dont l’œuvre, espère-t-elle, assurera leur subsistance à tous deux (puis à tous trois, lorsque naîtra Kerstin). Elle ne sait pas encore – ou n’a pas saisi ce que cela implique – qu’il a été marié à Siri von Essen, dont il a trois enfants, et que la vie du couple a été assez chaotique. Elle ignore qu’il s’est vengé de Siri en publiant Plaidoyer d’un fou, ce roman largement autobiographique, et que les procès à son encontre vont se succéder. Sa sœur, Mitzi, en tentant de convaincre leur père (heureusement critique littéraire et dramatique plutôt avancé) des bienfaits de ce mariage, rend-elle vraiment service à Strindberg ? « …Un homme tout à fait distingué (…). Il est sain, n’a pas de mauvais penchant, il est beau avec des yeux de la couleur d’un clair matin sur la mer, et l’on dit qu’il ‘a vécu comme un moine’ depuis son divorce. (…) Bien qu’il produise énormément, il a si peu de sens pratique, il est si timide et craint si fort le ridicule qu’il est incapable de traiter avec les directeurs de théâtre et les éditeurs. De ce fait, ses revenus sont très modestes… » Surtout, l’écrivain peut se montrer un jour très libéral, comme les artistes de son temps cherchent à l’être, et le lendemain d’une jalousie maladive. Son comportement n’est pas toujours exemplaire, il peut renier des amis ou les trahir. Ses relations avec ses proches furent donc quelquefois calamiteuses – comment s’en étonner ? Strindberg réussit le tour de force d’être tour à tour ou simultanément révolutionnaire et réactionnaire, et l’acuité et l’actualité de son œuvre naissent de ce heurt permanent. C’est ce que montre aussi Monica Strauss dans cette passionnante biographie de la méconnue Frida – Uhl et Strindberg, une femme fougueuse, diront ceux qui l’ont connue, généreuse et indépendante.

 

* August Strindberg, De l’infériorité de la femme (trad. Georges Loiseau, L’Élan, 2005) Ce volume comprend également un essai de Maurice Bigeon, August Strindberg et les Femmes émancipées et un autre de John Landquist, Strindberg et les femmes.

* Monica Strauss, La Vie et les amours de Frida Strindberg (Cruel banquet, 2000), trad. de l’anglais (américain) Alix Girod, Autrement (Littératures), 2006