Panorama

Une tradition d’éducation populaire

 « Les écoles supérieures pour adultes et la tradition d’éducation populaire sont avant tout suédoises, nordiques, soit. Mais on peut aussi voir dans l’école supérieure pour adultes un symbole universel. C’est une image de la société harmonieuse. C’est un lieu de découverte et de création, un creuset de démocratie, et aussi de savoir et de culture. » (Martin Kylhammar, Le Moderniste intemporel)

 

D’une sensibilité suédoise

 

Pour qui aime les livres, le cas de la Suède ne peut laisser indifférent. Voilà un pays où la population, il y a finalement à peine plus d’un siècle, était en grande partie quasi-illettrée, un pays où la tradition littéraire faisait sourire nos beaux esprits occidentaux, un pays où, disait-on, depuis la Reine Christine il ne se passait de toute façon pas grand-chose… Voilà que la littérature suédoise est aujourd’hui partout présente dans les librairies et collectionne les best-sellers, que dans le domaine policier elle a carrément inventé un sous-genre, le « roman policier suédois », que les adaptations cinématographiques se multiplient… Voilà un pays qui, en l’espace d’à peine plus d’un siècle (et pour nous en tenir aux livres), a révolutionné l’art dramatique (August Strindberg), a, pour de bon, vu l’éclosion de la littérature prolétarienne (Vilhelm Moberg, puis les co-Prix Nobel Eyvind Johnson et Harry Martinson), chamboulé du tout au tout la littérature dite de jeunesse (Selma Lagerlöf avec Nils Holgersson, puis Astrid Lindgren avec Fifi Brindacier), exploré de manière féconde la piste existentialiste (Stig Dagerman) puis, donc, totalement réinventé le concept de littérature policière (le couple Maj Sjöwall-Per Wahlöö, puis Henning Mankell et, enfin, Stieg Larsson avec cet immense succès que fut Millénium)… Pour un pays d’une dizaine de millions d’habitants, dont un quart a émigré aux États-Unis au XIXe siècle, un pays censé, selon nos beaux esprits occidentaux, cultiver la nostalgie viking sous le soleil de minuit… Chapeau !

Chapeau, oui, et c’est pour le moins surprenant. Il y a bien là de quoi s’interroger sur le propre de cette Suède capable, en littérature mais pas uniquement, loin de là, de signer les plus belles pages d’un humanisme à la fois exigeant et très pragmatique que d’aucuns, hier, nommaient « folkhemmet » et qui perdure en dépit des alternances électorales.

Beaucoup ne connaissent de la Suède que ses entreprises (Ikea, Volvo), le médecin et botaniste Carl Von Linné ou le groupe Abba. Variée de par ses paysages – de la Scanie au sud avec ses bocages presque normands aux immenses étendues lapones au nord – la Suède est un pays à la géographie contrastée et, hier importante puissance des rives de la Baltique et à présent « neutre » autant que faire se peut, à l’histoire riche. Un pays qui, en l’espace de quelques décennies, a relégué sa tradition de ruralité pour s’industrialiser et s’urbaniser.

Il existe aujourd’hui, il existe depuis bien longtemps une façon de vivre, une façon de penser, une façon d’être suédoise, que la littérature sait exprimer : modestie, voire humilité, respect des autres et tolérance (premier pays d’immigration en Europe par rapport à sa population), intransigeance avec certains principes, extrême attention portée à la nature… Tentons ici d’entrer en voyage dans ce foisonnant univers suédois.

 

Suède, pays des migrants, pays des immigrants ?

Article paru dans la revue L’Esprit de Narvik n°2, 2015)

 

L’une des caractéristiques, selon nous, de la littérature des pays du Nord, et en l’occurrence, dans notre propos immédiat, de la Suède, est l’habileté de ses auteurs à pratiquer la critique de leur propre société. Qui aime bien châtie bien, pourrait-on rétorquer à la lecture d’August Strindberg. Ses frasques avec les autorités de son époque nous sont connues. Mais pensons plutôt à Astrid Lindgren, à Folke Fridell ou à Vilhelm Moberg ou, ensuite, à Jan Guillou, à Henning Mankell, voire, encore plus près de nous, à Jonas Hassen Khemiri et peut-être même à Göran Rosenberg… La société de bien-être pour tous, qui a longtemps été le but affiché des gouvernements sociaux-démocrates qui, quatre-vingt années durant, se sont succédé à la tête du pays, a-t-elle été mise en place ? A-t-elle réellement fonctionné ? La question, ici, ne nous semble pas plus pertinente que cela et nous laisserons au couple Maj Sjöwall et Per Wahlöö, parmi quelques autres auteurs, le soin d’apporter des éléments ponctuels de réponses. Affirmons juste que, sans atteindre leur virulence, nombre d’écrivains suédois se montrent prompts à dénoncer les travers, à leurs yeux, d’une société qui promet peut-être plus qu’elle n’a pu ou, encore moins, ne peut tenir. L’auteur de La Sage des émigrants, Vilhelm Moberg, a ainsi été un polémiste hors pairs, dénonçant, principalement mais pas uniquement, les bourdes volontaires ou non de l’État suédois et de ses administrations. Stig Dagerman s’exercera au même art dans ses Dagsedlar, billets quotidiens parus dans la presse sous forme de poèmes (1).

En dépit des modes dans lesquelles elle s’inscrit forcément, la production littéraire récente atteste toujours de cette volonté. Le roman policier, auquel tout auteur aujourd’hui se doit de souscrire par au moins un titre (voire une série) à sa bibliographie, en est un bon exemple, mais il est vrai que le propre de ce style littéraire, en Suède comme ailleurs, a, lorsqu’il se veut un minimum sérieux, donc politique, toujours été de pointer les disfonctionnements sociaux d’une époque. Les volumes de la série Wallander convaincront facilement les lecteurs que la Suède n’est pas le pays prospère et paisible à l’excès des images d’Épinal que les années 1960-1980 nous ont pourtant apportées par wagons entiers. Meurtres racistes (cf. le premier volume, Meurtriers sans visages), fraudes de toutes sortes, trafics de drogue, d’armes, d’êtres humains… Irrégularités à la pelle, au détriment de l’honnêteté foncière et généralisée, cultivée depuis toujours, croit-on savoir, au Nord de l’Europe. La Suède a-t-elle été un jour un pays heureux ? Non, absolument pas, se récrieraient Sjöwall et Wahlöö, alors que Mankell est, quelque peu étrangement, plus circonspect : oui, bien entendu, mais il y a si longtemps (2). Lorsqu’il était gamin, à Sveg, peut-être… C’est-à-dire dans les années 1950. Avant que de multiples et irréversibles changements n’affectent le pays : la petite ville du Jämtland ne conserve ainsi que très peu des bâtisses de cette époque, comme si un violent coup de gomme avait été donné par des urbanistes soucieux d’effacer irrémédiablement le passé. Quelle folie s’est donc emparée de la social-démocratie alors confortablement au pouvoir ?

À y regarder de près et sauf peut-être dans un lointain passé, l’âge d’or suédois n’a jamais existé. Les années 1970 pour les uns (avec le cinéma de Bergman comme marqueur), l’après-Deuxième guerre pour d’autres (l’existentialisme de Dagerman et du mouvement 40-tal), les années 1930 (l’éclosion de la littérature prolétarienne, son succès réel) pour d’autres encore… Ou auparavant ? Ou aujourd’hui ? Chaque époque a connu ses revers, il suffit de consulter une histoire de la Suède pour les recenser. Rappelons juste que les années 1930 ont vu les forces politiques en présence s’affronter avant, sinon de pactiser, de discuter et de se concilier afin que puisse s’instaurer une harmonie sociale capable d’assurer la paix et l’aisance pour tous. Les événements d’Ådalen (1931, cf. l’émouvant film de Bo Widerberg) sont l’exergue d’une période de troubles profonds qui se sont conclus d’une manière pacifique parce que toutes les parties (gouvernement, patrons, syndicats et salariés) y tenaient et y ont trouvé profit. La guerre et les compromis pesants et répétés de la Suède vis-à-vis des Allemands parapheront douloureusement cette période. La guerre, justement : fallait-il s’engager d’un côté ou de l’autre ? Et quand bien même l’option allemande éliminée, prôner la neutralité ou rejoindre les Alliés ? Observons que les débats ont mis du temps pour éclater mais qu’ils font toujours rage. En marge de ces propos, notons la parution, au printemps dernier, de l’essai de Stéphane François Au-delà des vents du Nord (3). Derrière ce titre un peu énigmatique, l’auteur revient sur toutes ces idées fausses qui font des pays du Nord terres païennes originelles de bien des théories d’extrême droite. Le mouvement qui, à partir des années 1960, en France, fut qualifié de « Nouvelle droite », notamment, usa abondamment de références empruntées au « mythe nordique », en détournant sans scrupule le sens. En deux mots et preuves à l’appui dans ce livre : non, les Vikings n’étaient pas les ancêtres des nazis et l’amalgame relève de la crapulerie intellectuelle et historique !

Rappelons également que les années 1970, outre l’apparente indéboulonnabilité des sociaux-démocrates – pour l’ambiance, autrement dit la confiance qui régnait alors tant au présent qu’à l’avenir, on peut penser à certains des premiers romans de Leif G. W. Persson (4) – et aux dénis divers qu’elle a produit (5), a vu la Suède mener une politique d’équilibriste en affichant sa neutralité au niveau de la politique internationale, tout en adhérant secrètement aux objectifs de l’OTAN. Si les inégalités sociales ont effectivement été réduites comme nulle part ailleurs, sans toutefois disparaître, précisons-le, ce fut au prix d’un clivage entre la classe politique, pour peu que l’on puisse parler de classe politique en Suède comme on le fait en France, et la population. Tout puissants, les sociaux-démocrates ont bénéficié d’une hégémonie qui, dans un premier temps, leur a laissé le champ libre dans le domaine politique et des réformes à entreprendre mais qui, dans un second temps, ne pouvait, à terme, que provoquer leur mise à l’écart.

Les soucis électoraux de la gauche suédoise, ces dernières années, la montée, encore relative, d’une droite extrême surtout dans le sud du pays et dans quelques lieux hier industriels, la remise en cause de certains acquis sociaux… L’âge d’or n’est pas advenu. Quelque chose qui s’en rapprocherait verra-t-il le jour ?

Contentons-nous dans cet article de relever quelques autres pistes littéraires singulières. Les écrits du Suédo-Tunisien Jonas Hassen Khemiri (né en 1978), par exemple, laisseraient presque penser que cet âge d’or est à portée de main. Non pas que cet auteur fasse preuve d’un optimisme insensé, loin de là, mais que délivre-t-il, finalement et toute ironie évacuée, comme message ? Qu’au royaume de Suède un immigré peut raisonnablement tenter sa chance et espérer le bonheur de ses enfants – le roman intitulé Montecore, un tigre unique, plein d’humour et de didactisme (ces pages sur la langue suédoise vue par un immigré !) est éloquent (6). Que ce bonheur ne lui est pas interdit d’emblée sous prétexte de couleur de peau mais qu’au contraire les autorités et la population feront en sorte que le succès puisse venir… Ce qui pourtant ne garantit rien ! Un film comme Jalla ! jalla ! (2001) de Josef Fares va dans le même sens. Soulignons que, en pourcentage par rapport au nombre de ses habitants, la Suède est le pays d’Europe qui accueille le plus d’étrangers. Soulignons encore que jusqu’à une date récente, on ne rencontrait guère de SDF, sinon dans les grandes villes des marginaux autochtones. On peut voir aujourd’hui, l’été, des mendiants originaires de l’Europe de l’Est jusqu’aux portes des grands magasins des petites cités. Les choses changent, mais les livres de Khemiri offrent l’intérêt de nous parler d’une Suède contemporaine, soumise aux flux et aux affres du monde moderne. Même un texte susceptible d’être lu (ou joué, car existe une version théâtrale) avec un sentiment d’alarmisme, J’appelle mes frères (7), expose l’intrigue (les Arabes comme terroristes potentiels) d’une voix malgré tout quiète. Ce n’est pas en dissimulant leur silhouette que les « nouveaux Suédois » s’intégreront. Ce qu’ils sont, autrement dit leur histoire personnelle et leurs projets, leurs façons de percevoir le monde et d’agir sur celui-ci, ils ont toute légitimité, ici, pour l’affirmer. Le pays des migrants, des migrants d’autrefois, peut être celui des immigrants, des immigrants d’aujourd’hui, soutient Khemiri de façon sous-jacente et avec intelligence.

Bien que le contexte soit autre, les propos de Göran Rosenberg (8) ne diffèrent guère de ceux de Jonas Hassen Khemiri. Passionnant, et pourtant combien bouleversant, de suivre les pas du père de l’auteur, chassé du « continent » (le reste de l’Europe) parce que Juif, passé par Auschwitz, survivant, seul et pourtant toujours riche d’espoir, de le voir s’installer à Södertälje, petite cité industrielle au sud de Stockholm, et recommencer sa vie, recommencer encore… Un homme né quelques décennies plus tôt en Pologne « à l’époque où il est encore possible de dessiner un arbre généalogique dont toutes les fines branches pointent de façon ténue vers des noms, des lieux et des récits, à l’époque où personne ne sait encore qu’il est possible d’abattre des arbres généalogiques et de liquider des mondes ». Le Folkhemmet suédois aura permis cela, pour cet homme, la famille qu’il fonde, malgré tout, cette renaissance. Pour cet homme et puis, pour tous les Suédois. Ce n’est pas rien. Ses projets sont ceux d’un individu que l’on peut qualifier d’ordinaire (toutes proportions gardées, ils me rappellent ceux de mon père, lorsque nous habitions en banlieue parisienne : qu’en se relevant les manches, tout était possible). La Suède, la Suède dans son ensemble, n’a pas eu pour vocation de les rabrouer, même si tout n’a pas été pour autant si facile. En aparté, n’oublions pas que la neutralité de la Suède durant la Deuxième Guerre mondiale a permis à de nombreux mouvements clandestins de résistance au nazisme de tenir des réunions dans le pays afin de permettre aux militants de récupérer des forces afin de se réorganiser dans les territoires occupés et de mener des actions concrètes ; songeons aussi que les réfugiés furent nombreux, des enfants juifs, certes, en provenance bien sûr du Danemark, l’épisode a fait l’objet de nombreux récits littéraires, mais aussi de toute l’Europe, mais également, on le sait moins, des militants de toutes les obédiences de la gauche européenne d’alors : anarchistes, communistes anti ou pro-staliniens, socialistes, etc., voire antinazis sans étiquette ou de droite.

Hjalmar Branting n’était pas sans défaut, s’il faut accorder confiance à tout ce qui a été écrit sur son compte, mais c’est grâce à lui, puis à Tage Erlander, à Olof Palme et à d’autres (sans oublier le couple Myrdal, bien malmené par leur rejeton Jan !) qu’un pays démocratique s’est construit. Un pays où l’on peut être ou femme, ou homosexuel, ou basané, ou… Tout cela à la fois, et sans s’attirer les foudres des sbires du gouvernement ni celles de ses voisins. Les écrivains suédois ne le nient pas, ils s’en félicitent même souvent et ouvertement, mais ce pourrait être mieux, proclament-ils. Leur voix, comme jamais tout à fait sûre d’elle-même, selon les principes de la « loi de Jante » (9), est – néanmoins – une conscience.

 

(1) Stig Dagerman, Billets quotidiens (Dagsedlar, 1944-47 et 1950-54, Norstedts), trad. Philippe Bouquet, Cent pages (Cosaques), 2002 ; initialement, ces « billets » ont été principalement publiés dans Arbetaren, le journal de la Fédération anarcho-syndicaliste suédoise.

(2) Sur Henning Mankell, on lira avec intérêt Mankell (par) Mankell de Kirsten Jacobsen (Mankell (om) Mankell, 2011), trad. du danois et du suédois par Anna Gibson, Seuil, 2011. Où l’on apprend que 1948 est, outre l’année de naissance de l’auteur, celle de la création de l’État d’Israël : « J’ai donc coexisté toute ma vie avec Israël, et pendant toute mon enfance, dans les années 1950, je ne me souviens pas d’avoir jamais entendu parler du peuple palestinien. (…) Mon engagement en faveur du peuple palestinien est né dans les années 1960 quand j’ai compris que l’État juif s’était construit sur une terre occupée, et que sa création même reposait sur le mensonge qu’Israël avait été fondé sur une terre vierge. » L’État d’Israël est donc illégitime, selon Mankell. Vision manichéenne héritée, et qui perdure, de sa promiscuité avec l’ultragauche maoïste ?

(3) Stéphane François, Au-delà des vents du Nord (L’extrême droite française, le pôle Nord et les Indo-Européens), Presses universitaires de Lyon, 2014

(4) Cf. notamment de Leif G. W. Persson La Fête du cochon (Grisfesten, 1978), trad. Esther Sermage, Les Profiteurs (Profitörerna, 1979), trad. Esther Sermage et Les Piliers de la société (Samhällsbärarna, 1982), trad. Catherine Renaud, aujourd’hui édités en France chez Rivages (Thriller).

(5) « Ça a commencé avec la génération politique qui est arrivée aux affaires en 1969 quand Olof Palme est devenu Premier ministre. La plupart (des élus sociaux-démocrates, NDA) n’avaient jamais fait autre chose que de la politique. Auparavant, le personnel politique, à l’échelle nationale aussi bien que locale, c’était l’instituteur, l’agriculteur, l’infirmière, le policier… Tout à coup, on a eu affaire à des députés qui n’avaient jamais eu un travail normal. Ils débarquaient tout droit à l’Assemblée via les organisations de jeunesse ou les organisations étudiantes. » (in Mankell (par) Mankell, op. cit.)

(6) Jonas Hassen Khemiri, Montecore, un tigre unique (Montecore – En unik tiger, 2006), trad. Lucile Clauss et Max Stadler, Le Serpent à plumes, 2008

(7) Jonas Hassen Khemiri, J’appelle mes frères (Jag ringer mina bröder, 2012), trad. Marianne Ségol-Samoy, Actes sud, 2014, et adaptation théâtrale, même titre, même traductrice, éditions Théâtrales, 2013

(8) Göran Rosenberg, Une Brève halte après Auschwitz (Ett kort uppehåll på vägen från Auschwitz, 2012), trad. Anna Gibson, Seuil, 2014

(9) Axel Sandemose, Un Fugitif recoupe ses traces (En Flyktning krysser sitt spor, 1933), trad. Alex Fouillet, préf. Philippe Bouquet, Presses universitaires de Caen (Fabulæ), 2014